Quelle réalité le terme de « double fardeau nutritionnel » désigne-t-il ?
La sous-nutrition sévère, présente non seulement en Afrique subsaharienne mais également dans tous les autres continents, est essentiellement liée à l’extrême pauvreté, aux catastrophes naturelles et aux guerres. Elle est aggravée par la corruption de certaines élites et la désorganisation économique, politique et sociale de ces pays, constituant un frein majeur au développement.
Dans tous ces pays, la transition nutritionnelle, favorisée par la mondialisation des échanges, l’urbanisation galopante, l’évolution des technologies, la sédentarisation et l’émergence d’une classe moyenne, se traduit par une occidentalisation progressive des modes de vie et en particulier de l’alimentation, avec une augmentation fulgurante de l’obésité, du diabète et des maladies cardiovasculaires, constituant une véritable « épidémie non transmissible » (par opposition aux maladies transmissibles parasitaires et infectieuses). On estime à 15 millions de personnes de par le monde, âgées de 30 à 60 ans, qui meurent prématurément chaque année d’une maladie non transmissible. Or, plus de 80 % de ces décès prématurés surviennent dans les pays en voie de développement ou émergents (PVD).
Cette coexistence entre dénutrition sévère et suralimentation pathogène constitue le « double fardeau nutritionnel » qui vient se rajouter à un autre défi : la lutte contre les maladies transmissibles qui ravagent ces pays : paludisme, tuberculose, SIDA, diarrhées, maladies infectieuses et pulmonaires.
En termes de santé publique, la difficulté pour ces pays est bien d’être en mesure de répondre politiquement et financièrement à ce double fardeau nutritionnel, sans abandonner pour autant les campagnes de prévention et d’éradication des maladies transmissibles.
Comment se fait-il que la surnutrition ne protège pas des carences ?
La « sous-nutrition » et la « surnutrition » peuvent cohabiter non seulement au niveau d’une même population (opposant les couches les plus pauvres aux classes moyennes et supérieures), mais également au sein d’une même famille, voire d’un même individu. Plusieurs phénomènes jouent :
i) Le paradoxe du double fardeau dans une même famille ou chez une même personne n’est qu’apparent : les carences nutritionnelles augmentent avec la faible diversité et la mauvaise qualité de l’alimentation à faible valeur nutritionnelle notamment en micronutriments, mais à forte densité énergétique (sucres et graisses saturées). Le « bas de gamme », peu cher et facile d’emploi, associé à l’abandon de l’alimentation traditionnelle, allie faible niveau de revenu familial, risque de malnutrition sévère et d’obésité pathogène. Lors d’une mission récente d’expertise nutritionnelle en Afrique de l’Est (Mozambique), j’ai pu constater la coexistence de mères obèses amenant dans un centre de santé leur enfant présentant un kwashiorkor, un Béribéri ou un scorbut.
ii) La ségrégation sociale est également déterminante : au Congo, dans un quartier des plus démunis de Pointe-Noire où se concentrent quantité de mères très jeunes (14-16 ans) dont les trois quarts sont porteuses du VIH, vivant de prostitution pour survivre, le service de pédiatrie de l’hôpital public local y accueille chaque mois environ 100 enfants en état de dénutrition sévère, mais n’a pas les moyens d’acheter du lait, alors que cette ville est l’une des plus riches d’Afrique. Dans le même temps, la bourgeoisie commerçante et industrielle locale, qui vit à l’occidentale, connait une forte prévalence d’obésité, de diabète et d’infarctus, traités dans des cliniques privées qui ne manquent de rien.
iii) L’exportation des excédents agricoles des pays industrialisés vers les PVD tue l’agriculture locale et appauvrit les plus pauvres à la fois sur le plan financier et sur le plan nutritionnel. Autre constat : le rôle pervers de certaines multinationales de l’agroalimentaire qui développent des produits spécifiques pour les PVD. Un soda d’une marque très connue contient, en Afrique (mais aussi dans les DOM-TOM), environ 2,5 fois plus de sucres qu’en France, les bouteilles étant de 50 cl contre 25 à 33 cl en France.
Depuis quand parle-t-on de ce double fardeau nutritionnel ? Qui sont les premiers acteurs à s’être emparés du sujet ?
L’OMS (Organisation mondiale de la Santé) a alerté les pays concernés et notamment ceux d’Afrique subsaharienne dès 2004, afin d’éviter que l’obésité, le diabète, et les maladies cardiovasculaires ne prennent des proportions telles que les systèmes de santé soient totalement dépassés.
Quels sont les pays les plus impactés ?
Tous les continents sont concernés. Rappelons qu’en France, il y a 3,7 millions de pauvres, que ceux-ci ont un risque d’obésité 4 fois plus élevé que les plus riches et sont directement concernés par ce double fardeau (Observatoire des inégalités, 2007 ; OBEPI 2015).
Au Chili, la transition épidémiologique parmi la population très défavorisée est saisissante lorsqu’on mesure l’évolution des causes de décès sur près d’un siècle (mortalité cardiovasculaire et cancers : 15 % en 1909 et 53 % en 1999, source OMS).
Le même constat est fait au Brésil où l’expropriation des petits paysans, la concentration urbaine dans les favelas et la paupérisation sont responsables d’une transition alimentaire délétère. Au Bangladesh, près de 39 % de la population rurale et 30 % en zone urbaine pauvre présentent un déficit énergétique chronique, alors que l’obésité touche près de 9 % d’entre elles. Au Bénin, une étude en milieu urbain pauvre de Cotonou montre que 16 % des familles sont touchées par ce double fardeau. Il en va de même pour quasiment tous les pays d’Afrique subsaharienne.
Quelles sont les mesures à prendre pour lutter contre ce phénomène ?
L’ONU a défini des cibles précises de nutrition pour 2025. Mais avant tout, il est essentiel dans les campagnes de prévention de la malnutrition, de prendre en compte les dimensions économiques et sociales. Car la sécurité alimentaire passe d’abord par la lutte contre la pauvreté et l’éducation, notamment des femmes. En milieu urbain, cela implique des investissements dans des programmes de formation pour l’emploi et de promotion de petites entreprises par le microcrédit. En milieu rural, la lutte contre la pauvreté passe d’abord par l’agriculture : amélioration des rendements, débouchés garantis, non concurrence des importations occidentales, arrêt de l’accaparement et redistribution des terres.
Comme la malnutrition pendant la vie foetale ou la première enfance est particulièrement préjudiciable à la survie et au développement de l’enfant tout en augmentant les risques ultérieurs de maladies chroniques, une première exigence passe par l’amélioration de la nutrition de la mère et du jeune enfant. Pour les nourrissons, l’allaitement maternel exclusif pendant six mois s’impose. Certains pays africains ont, pour cette raison, interdit la commercialisation et l’usage du biberon sur l’ensemble du territoire ! Réhabiliter les aliments traditionnels, généralement plus favorables à la santé que les aliments (et boissons) industriels est indispensable : dans ce sens, d’importants efforts d’information et d’amélioration des techniques de cuisson sont nécessaires. Ils doivent être associés à des règles éthiques et contraignantes pour les multinationales de l’agroalimentaire.
Il faut en outre que les aliments traditionnels soient accessibles au plus grand nombre, d’un prix abordable par rapport aux produits industriels et d’un usage facile pour les citadins. Car, avec l’urbanisation et le changement de modèle social associé à la mondialisation et la libéralisation des échanges commerciaux, les systèmes alimentaires sont partout profondément influencés et obligent à revoir de fond en comble les politiques agricoles, commerciales, nutritionnelles, de santé et d’éducation. En effet, la solution ne relève jamais d’un seul de ces domaines : c’est ce qui rend particulièrement difficiles les actions pérennes en matière de nutrition.
Propos recueillis par Clarisse LEMAITRE, consultante
FOODINNOV NUTRITION
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