Qu’entend-on par « fermentation » ?
La fermentation est l’un des grands processus métaboliques qui génèrent de l’énergie. A l’inverse de la respiration, qui est la voie métabolique principale chez l’Homme, la fermentation est réalisée en absence d’oxygène de l’air et utilise la dégradation des matières organiques, en premier lieu les sucres, pour produire de l’énergie. Pour les bactéries d’intérêt alimentaire, cela consiste généralement à transformer des sucres en acides, sans besoin d’oxygène.
Quels sont les différents types de fermentations existantes ?
On distingue globalement les fermentations acidifiantes et les alcalinisantes. Il existe une grande diversité de fermentations. En parallèle, diverses sociétés ont développé divers aliments fermentés, en fonction des matrices et des bactéries disponibles.
La fermentation alcalinisante est plutôt liée aux champignons et aux moisissures. Leur arsenal enzymatique est plus actif et donc adapté aux végétaux dont la dégradation est plus difficile. Elles se retrouvent surtout dans la cuisine asiatique, par exemple dans l’élaboration du tempeh ou du miso.
La plus étudiée des fermentations acidifiantes est la fermentation lactique, au cours de laquelle les bactéries lactiques transforment les sucres du milieu en acide lactique. C’est le processus mis à l’ouvre notamment lorsque Lactobacillus bulgaricus et Streptococcus thermophilus « digèrent » le lactose et transforment le lait en yaourt.
On peut également évoquer la fermentation propionique, responsable des « trous » dans l’emmental, qui peut utiliser l’acide lactique comme substrat à la place du sucre. Ainsi, les différents mécanismes de fermentation peuvent se succéder et cohabiter au sein d’un même produit, comme dans le cas de l’emmental ci-dessous :

Pour le camembert, si la première fermentation « à cour » est lactique (acidifiante), elle est suivie d’une croissance en surface de la moisissure Penicilium camemberti (alcalinisante), responsable de la croûte fleurie et duveteuse du fromage.
Peut-on faire fermenter tous les aliments ?
Une grande variété d’aliments peuvent être fermentés. On connait les produits laitiers, bien sûr, mais on peut aussi penser aux produits de viande comme la charcuterie. Des travaux sont d’ailleurs en cours sur la « biopréservation », c’est-à-dire le développement de bactéries spécifiques afin d’empêcher les bactéries d’altération de croître sur des matrices comme les carpaccios de viande ou le saumon fumé. Du côté des végétaux, aussi hétérogène que soit cette catégorie, certains comme le manioc ne peuvent être consommés par l’Homme que s’ils ont subi une fermentation ; c’est le cas également du cacao, du café ou du thé dont le processus de fabrication implique en première étape une fermentation.
A notre connaissance, seul l’ouf n’est pas utilisé sous forme de produits fermentés. Par ailleurs, le blanc et le jaune sont rapidement au contact de micro-organismes responsables d’altérations dès lors qu’ils sont sortis de la coquille protectrice.
Pourquoi nos ancêtres ont-ils choisi de faire fermenter les aliments ?
Au départ, la fermentation a été utilisée par nécessité, car elle permet une meilleure conservation liée en particulier à l’acidification du milieu. Avant l’invention des systèmes de froid contrôlé, la conservation se faisait grâce au sel, au sucre ou à la fermentation qui pouvaient aussi être associés (conserves par exemple). Pour le cas des fruits et légumes, c’est ce besoin de conservation qui est à l’origine du vin, du chou fermenté (choucroute en Occident ou kimchi en Orient), des cornichons ou des olives par exemple. C’est aussi le cas du lait cru dont la durée de vie est nettement plus importante sous la forme de fromages, yaourts ou boissons fermentées. D’ailleurs, des archéologues ont montré que la fermentation lactique aurait été « domestiquée » en même temps que les animaux élevés pour leur lait (au néolithique, vers 5000 avant JC). Ils ont d’ailleurs retrouvé des poteries percées, présentant des traces de lipides laitiers, qui évoquent les paniers utilisés pour égoutter la faisselle. Les fromages au sens large seraient donc les premiers aliments fermentés maitrisés par l’Homme, avant même le pain et le vin.
Historiquement, il faut aussi rappeler qu’on n’ajoutait pas intentionnellement des bactéries mais qu’elles étaient issues de l’environnement (la vache, son alimentation, son lieu de vie, le lieu de conservation du lait.). Par la suite, les progrès techniques et scientifiques ont permis de standardiser la matière première (le lait) et d’isoler les bactéries utiles pour la fermentation afin de les réensemencer dans le lait, pour produire les produits laitiers et les rendre sûrs.
Estimez-vous que l’intérêt nutritionnel des aliments fermentés est sous-estimé à l’heure actuelle ?
Tout à fait ! Prenons l’exemple des vitamines B9 (acide folique) et B12 (cobalamine), qui ont toutes deux un rôle fondamental dans la grossesse et dans l’hématopoïèse. Des carences en ces vitamines sont sources de malformations fotales (pour la B9) et de troubles hématologiques, neurologiques et digestifs (pour la B12). Il se trouve que les bactéries lactiques et propioniques présentes dans l’emmental ou dans le kimchi, notamment, sont de grandes productrices de ces vitamines. Dans certaines populations asiatiques, l’absence de viande est « compensée » du point de vue de ces vitamines par la consommation de ce chou chinois fermenté.

Quels sont en particulier les bénéfices pour les personnes souffrant d’intolérances alimentaires (lactose, gluten) ou d’allergies ?
Concernant l’intolérance au lactose, il est clairement établi que les bactéries du yaourt (L. bulgaricus et S. thermophilus) améliorent la digestion du lactose chez les individus ayant des difficultés à le digérer. C’est d’ailleurs une des très rares allégations fonctionnelles validées par l’EFSA (Agence européenne de sécurité des aliments) concernant des probiotiques. D’autre part, les fromages sont naturellement très pauvres en lactose. Il est donc possible aux intolérants au lactose de consommer ces produits laitiers fermentés, ce qu’ils ne peuvent pas faire avec du lait cru ou pasteurisé.
Pour ce qui est du gluten, ou d’autres protéines pouvant conduire à des allergies alimentaires, bien que la fermentation puisse modifier certaines protéines par des phénomènes de protéolyse, il n’est pas démontré que ces protéines soient suffisamment modifiées pour être acceptables pour les intolérants ou les personnes allergiques. Cependant, les recherches les plus récentes indiquent que l’exposition de l’enfant, né par voie basse et allaité, à la flore maternelle (bactéries lactiques, propioniques et bifidobactéries) a un effet protecteur : elle participerait à la maturation du système immunitaire de l’enfant.
En revanche, concernant les sucres fermentescibles dans le côlon (FODMAPS) à l’origine de troubles gastro-intestinaux, la fermentation a effectivement un intérêt grâce à la « prédigestion » de ces mêmes sucres.
Comment les procédés de fermentation des végétaux augmentent-ils la biodisponibilité des protéines végétales ?
La fermentation fait partie (avec les traitements thermiques, entre autres) des procédés de transformation qui vont permettre d’améliorer la disponibilité des nutriments dans les végétaux en agissant sur les facteurs antinutritionnels. Par exemple, dans le soja et de manière générale dans les légumineuses riches en protéines, certains facteurs antinutritionnels comme les phytates, qui sont des chélateurs de minéraux, sont dégradés par certaines bactéries tandis que d’autres comme les facteurs anti-trypsiques qui perturbent la digestion peuvent être préalablement inactivés par traitement thermique en amont de la fermentation.
Pouvez-vous nous parler du « fromage anti-inflammatoire » développé par l’unité STLO ?
Un Français consomme en moyenne environ 60 g de yaourt et 30 g de fromage par jour, ce qui représente 10 milliards de bactéries par jour et par personne. C’est largement supérieur à la consommation de bactéries via les compléments alimentaires probiotiques !
Les bactéries utilisées dans les fabrications de produits fermentés sont généralement sélectionnées en premier lieu sur des paramètres techno-fonctionnels (aromatique, acidification.). Il est possible aussi de les sélectionner sur des paramètres probiotiques, pour leur intérêt santé (immunité, digestion.). L’idée de l’unité mixte de recherche INRA Agrocampus Ouest, Science et Technologie du Lait et de l’Ouf a donc été de reprendre des souches choisies dans les produits laitiers pour leur intérêt techno-fonctionnel et d’étudier leurs propriétés probiotiques en se focalisant sur leur propriétés anti inflammatoires.
Nous avons lancé le projet ANR Surfing (Starter SURFace against INFlammation of the Gut) 2011-2014 afin d’investiguer plus précisément les bactéries utilisées comme levain d’acidification (bactéries lactiques, dites « starter ») ou d’affinage des fromages (bactéries propioniques) dont les protéines de surface ont des propriétés anti-inflammatoires.

Certaines souches de Propionibacterium freudenreichii (caractéristiques de l’emmental) ont particulièrement retenu notre attention car leur intérêt immunomodulateur est aussi important que certaines souches vendues précisément pour cela. Nous avons par la suite pu identifier avec précision les protéines de surface impliquées dans l’immunomodulation.
En parallèle, d’autres scientifiques impliqués dans le projet ont fait de même avec des souches de L. delbrueckii, puis de S. thermophilus. Ces découvertes nous ont permis de mettre au point dans les conditions expérimentales un fromage de type « emmental » dont l’effet bénéfique a été avéré sur des souris modèles pour lesquelles une colite aiguë avait été induite chimiquement. Actuellement, nous avons aussi des premiers résultats encourageants sur des modèles animaux pour lesquels des colites plus chroniques avaient été induites, dans le cadre d’un Laboratoire International Associé avec l’université brésilienne UFMG (Universidade Federal de Minas Gerais).

Ces résultats offrent des perspectives à long terme pour envisager des investigations cliniques dans le but de créer un vrai fromage qui soit un aliment fonctionnel susceptible d’être utilisé en complément d’un traitement thérapeutique spécifique (amélioration de l’efficacité du traitement ou limitation des effets secondaires par l’amélioration du confort intestinal).
Quelle différence faites-vous entre ferments et probiotiques ?
Le terme de « ferments » réfère généralement à une souche utilisée pour ses propriétés techniques, tandis que les « probiotiques » renvoient aux bactéries ayant un impact favorable pour la santé. Cependant, les deux aspects sont loin d’être incompatibles. Par exemple, l’ultra-levure consommée en tant que complément alimentaire est une « cousine » très proche de la levure utilisée en panification, Saccharomyces cerevisiae. La bactérie L. casei, d’autre part, est à la fois retrouvée dans le tractus digestif et utilisée dans la fermentation des produits laitiers. Comme nous l’avons montré lors du projet SURFING, il est pertinent de partir de ferments déjà sélectionnés pour leurs caractéristiques techniques, donc robustes, faciles à cultiver et sûrs, pour étudier leur éventuel intérêt sur le plan de la santé. Ce n’est pas le cas par exemple des bifidobactéries, qui n’ont pas de propriétés technologiques particulières et sont donc uniquement des « probiotiques ».
Il est intéressant de constater qu’en tous temps, les travaux scientifiques autour des micro-organismes ont étroitement lié les considérations sanitaires et industrielles. Ainsi, Pasteur a travaillé sur les fermentations lactique et butyrique avant de mettre au point le procédé thermique qui porte son nom.
Quelle mise en garde souhaitez-vous faire concernant les aliments fermentés « maison » ?
Les aliments fermentés sont populaires en ce moment, ce qui est une bonne chose puisqu’on redécouvre enfin leurs bénéfices pour la santé. Cependant, l’utilisation des micro-organismes demande un réel savoir-faire. Comme on l’a expliqué, la fermentation joue sur un savant équilibre entre les micro-organismes protecteurs (qui permettent de conserver l’aliment) et les micro-organismes délétères. Mal maitrisés, les processus peuvent donc tourner à l’avantage de flores d’altération voire de flores pathogènes, jusqu’au développement de moisissures et de mycotoxines pouvant être toxiques à long terme. Pour les légumes, il est rare d’utiliser une matière parfaitement décontaminée et vierge de toute bactérie provenant de la terre par exemple. Par conséquent, à défaut d’une matrice, d’un ensemencement et de processus maîtrisés (c’est le cas des yaourts « maison » à base de lait UHT et faits avec une yaourtière), il n’est pas raisonnable de pratiquer une fermentation « sauvage », sans levain bénéfique adapté, au risque de voir se développer une flore nuisible pour l’aliment et/ou la santé. Les industriels et les artisans (charcutiers, fromagers.) maitrisent, eux, ce savoir-faire.

Propos recueillis par Clarisse LEMAITRE
Pour en savoir plus sur les aliments fermentés, vous pouvez commander le focus thématique Aliments fermentés : entre verrous réglementaires et attentes consommateurs, co-rédigé par N. Letaconnoux (CBB Capbiotek), R.Lemée-Michel (Laboratoires Standa) et B. de Reynal (NutriMarketing), sur l’espace adhérents de www.pole-valorial.fr