Quels sont les différents signaux biologiquesprovenant de l’organisme, conduisant à la prise alimentaire ou à son arrêt ?
La régulation physiologique du comportement alimentaire permet d’adapter les apports aux besoins. Cette régulation qui porte à la fois sur les quantités ingérées lors d’une prise alimentaire, et le temps qui sépare deux prises alimentaires, se fait par l’intermédiaire des sensations de faim et de satiété :
- La faim représente le besoin mental de manger. Elle se traduit par une sensation physique consciente reflétant ce besoin.
- La satiété est l’état d’inhibition de la faim.
- Le rassasiement est quant à lui le processus qui conduit à l’arrêt de la prise alimentaire et contrôle la taille de la prise alimentaire. Il est à différencier de la sensation de plénitude de l’estomac, comme nous le verrons par la suite.
La faim et la satiété résultent de signaux périphériques transmis au cerveau, et plus particulièrement à l’hypothalamus. Si notre cerveau était limité à l’hypothalamus, nous ne serions jamais «trop gros» ! Mais bien d’autres facteurs agissent sur le comportement alimentaire, bien entendu…
Comment la sensation de faim est-elle signalée physiologiquement ?
La sensation de faim est signalée par une chute de la glycémie. Il ne s’agit pas d’une hypoglycémie mais d’une inflexion glycémique (d’environ -10 %). Cela a été montré chez le rat il y a plus de 60 ans et chez l’homme il y a une quinzaine d’années.
Elle s’accompagne d’un ressenti physique qu’on situe généralement dans l’estomac, assez fugace et qui peut s’apaiser spontanément, même sans apport immédiat de nourriture. Manger n’est pas une nécessité absolue dans cette situation.
Et la satiété ?
Le rassasiement puis la satiété sont signalés par de multiples messages, décrits sous le nom de «cascade de la satiété». Elle met en jeu des composantes à la fois hormonales et neuronales, qui interagissent entre elles, et permettent de lier rassasiement et satiété. Le rassasiement est le «point de bascule» vers la satiété, tandis que la satiété s’étire jusqu’à la prochaine sensation de faim.
Mais il ne faut pas oublier que les signaux de régulation à court terme – faim et satiété, déclenchés par la prise alimentaire – voient leur intensité modulée en fonction de signaux de régulation à long terme, dépendant notamment des réserves de l’organisme. Il s’agit en particulier de la leptine ou «hormone de la satiété», fabriquée par le tissu adipeux. Elle régule les réserves de graisses et l’appétit en contrôlant la sensation de satiété. La ghréline ou «hormone de la faim», produite principalement par l’estomac, stimule quant à elle l’appétit, et renforce les signaux de la faim. La tension des parois gastriques provoque une inhibition de sa sécrétion.
Existe-t-il des mécanismes de compensation énergétique? Par exemple, la prise d’un repas léger qui conduirait à la prise d’un repas suivant plus copieux(ou l’inverse) ?
Les quantités ingérées et la durée entre les prises alimentaires sont les deux facteurs d’adaptation des apports aux dépenses. Plus le contenu de la prise alimentaire est important (en volume), plus la digestion sera longue, plus la durée entre les prises sera espacée. En ce sens, le fait d’imposer les heures de repas nous prive de l’un des deux facteurs de régulation! Notez d’ailleurs que lorsqu’on évoque la physiologie, on ne parle jamais de «repas» mais de «prise alimentaire», le repas étant une prise alimentaire socialement normée.
Il faut savoir aussi que la prise alimentaire est contrôlée bien davantage par le volume d’aliments ingérés que par leur contenu énergétique. Ainsi, une petite portion d’aliment de forte densité énergétique (ex: viennoiserie) active moins bien les mécanismes de régulation physiologique qu’une quantité copieuse d’aliments de faible densité énergétique (ex: légumes).
Enfin, la compensation énergétique d’un repas sur l’autre est asymétrique, dans le sens où elle fonctionne mieux pour compenser un déficit énergétique (repas précédent léger) qu’un surplus énergétique (repas précédent riche). Cette dissymétrie explique pourquoi il est plus difficile de contrôler la prise pondérale que de regagner son poids après une période de jeûne.
Ces signaux sont-ils en lien avec le rythme circadien ?
Oui, il existe une variation circadienne de la prise alimentaire opposant une période de prise pendant la période active (ou de vigilance) – le jour pour les espèces diurnes comme nous – et une période de jeûne, qui correspond à la phase de repos (ou sommeil). Le caractère discontinu de la prise alimentaire implique une orientation différente des flux énergétiques (stockage ou libération d’énergie à partir des réserves) pendant ces deux phases. Par exemple, on observe une relative insulino-résistance pendant la nuit, sans que ce soit pathologique. De même, la dépense liée à l’effort de digestion en lui-même, est réduite de 10 % la nuit, par rapport à une prise alimentaire diurne. Il s’agit simplement d’une adaptation physiologique pendant la phase de sommeil, où l’on utilise les réserves faites pendant la phase de veille. Il existe toute une littérature autour de la chronobiologie de la nutrition.
Qu’est-ce qui peut perturber la régulationphysiologique ?
La régulation physiologique peut être perturbée par bon nombre de facteurs. En société par exemple, nous sommes habitués à manger à heures fixes, ce qui veut dire qu’on peut très bien débuter un repas sans avoir vraiment faim ni besoin de manger… Par ailleurs, le fait de manger devant un écran (télévision, smartphone…) ne permet pas d’être attentif à la satiété et donc favorise une prise alimentaire plus importante que nécessaire, sans s’en rendre compte.
D’autres facteurs peuvent avoir des effets opposés selon des individus: le stress, physiologiquement, entraîne une anorexie, même si chez de nombreuses personnes il suscite le besoin de manger. Cela se rencontre en particulier lorsque les sujets ont un comportement de restriction cognitive, qui consiste à limiter volontairement la prise alimentaire dans un objectif de perte ou maintien du poids. Chez ces sujets, la faim et la satiété sont remplacées par des pensées du type : «j’ai envie de manger», «je ne dois pas manger trop» etc. qui font que certains ne savent plus écouter leurs sensations. Ce qui fait le lit des troubles du comportement alimentaire: le cerveau supérieur inhibe la réponse hypothalamique.
Comment distinguer la faim de l’ « envie de manger » ?
Bon nombre de nos patients ne parviennent pas à faire la différence entre faim et «envie de manger», c’est là un véritable problème. Tout l’enjeu consiste alors à réapprendre à écouter ses sensations: faim, satiété et également plaisir.
A noter que la satiété est plus difficile à percevoirque la faim. Certains sujets la décrivent – à tort – comme la sensation de plénitude de l’estomac. Or la plénitude de l’estomac intervient trop tardivement: le rassasiement devrait être ressenti avant et conduire à l’arrêt de la prise alimentaire, sans avoir besoin d’aller jusqu’à la plénitude stomacale.
Par ailleurs, beaucoup de patients obèses disent aussi qu’ils n’ont jamais faim: il est probable qu’un excès de leptine inhibe chez eux la sensation de faim.
Les mécanismes de régulation physiologique s’altèrent-t-ils au cours du vieillissement ?
Avec le vieillissement, la dépense énergétique diminue et donc les besoins énergétiques également: on mange moins. Cela peut aboutir à la non-couverture de certains besoins spécifiques, protéique en particulier. C’est pourquoi on incite les personnes à maintenir une bonne activité physique et donc une dépense énergétique qui stimule l’appétit. Mais en soi, la régulation physiologique fonctionne toujours. Le fait de manger est en revanche perturbé par l’altération du goût, les troubles de la déglutition, la santé bucco-dentaire etc. Certaines pathologies, enfin, compliquent fortement l’alimentation, comme la maladie d’Alzheimer…
Avons-nous des «faims spécifiques», qui seraient liées à des déficits ou carences en certains nutriments ?
Très probablement. Ceci n’a – à ma connaissance – été prouvé que pour le sodium, mais c’est sans doute vrai pour tous les nutriments, sauf que c’est très difficile de le mettre en évidence: nous ne pouvons le vérifier que par des études chez l’animal, par exemple en induisant une déplétion sodique chez la souris et en observant son comportement, qui la guide vers la prise d’eau salée. Ce type d’étude n’est pas reproductible chez l’homme.
Cet «appétit spécifique» est à distinguer d’une autre notion qu’est la satiété sensorielle spécifique, qui se traduit par une diminution de l’appréciation d’un aliment au cours de son ingestion pendant un repas, par rapport aux aliments qui n’ont pas été consommés. Ce phénomène est principalement lié aux propriétés sensorielles des aliments; il est très peu dépendant de leur valeur énergétique et nutritionnelle. Adapté au régime omnivore, il correspond à une diminution du plaisir au cours du repas, afin de conduire à une certaine variété alimentaire. Attention car si le repas se compose de plusieurs aliments à forte densité énergétique, la recherche d’une diversité de goûts peut entraîner une surconsommation d’aliments et donc de calories!
Comment peut-on expliquer «les envies» de certains aliments spécifiques chez les femmes enceintes ?
Je manque d’éléments pour répondre à brûle-pourpoint à cette question mais il me semble que ces attraits ou dégoûts dépendent plutôt des très nombreux autres déterminants du comportement alimentaire: émotions, culture, plaisir, attention portée à sa propre santé/sécurité, symbolique des aliments, affects, etc.
Ce qui est sûr en revanche, c’est que les besoins liés à la croissance du fœtus chez la femme enceinte – en particulier la croissance du cerveau du fœtus – augmentent ses besoins énergétiques. Il en résulte des sensations de faim plus fréquentes, un «plus grand appétit», qui conduit généralement à des prises alimentaires plus importantes en quantités et/ou plus fréquentes. Tout l’enjeu est de répondre strictement à ces besoins énergétiques accrus, sans que les apports alimentaires ne les dépassent et conduisent à une prise de poids excessive. D’où l’importance particulière du choix des aliments pendant la grossesse (attention à ceux qui présentent une forte densité énergétique).
Quel pourrait être l’impact du microbiote sur les voies de signalisationphysiologiques ?
L’axe intestin-cerveau est la signalisation biochimique qui se produit entre le tractus gastro-intestinal et le système nerveux central. L’axe microbiote-intestin-cerveau inclut explicitement le rôle de la flore intestinale dans les événements de signalisation biochimique. Le microbiote a très probablement un rôle régulateur/modulateur sur le comportement alimentaire. Il y a une quinzaine d’année, de premières études ont décrit le microbiote des sujets obèses comme étant différent de celui des non obèses (Bäckhed, 2004; Ley, 2006), mais cela cache une réalité beaucoup plus complexe, que les études ultérieures et en cours éclairent peu à peu.
Propos recueillis par Céline LE STUNFF.
Pour aller plus loin :
– Inra, 2010. Les comportements alimentaires. Quels en sont les déterminants ? Quelles actions, pour quels effets ? Rapport d’expertise scientifique collective réalisée par l’Inra à la demande du ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche. Juin 2010. Lien vers PDF