Pouvez-vous nous rappeler le principe général de la mastication et comment cette activité est orchestrée ?
Lorsqu’un aliment solide est ingéré, il est transformé dans la cavité buccale au cours de la mastication. Le rôle majeur de la mastication est donc la formation d’un bol alimentaire qui pourra être avalé sans douleur et sans risque de fausse route. Une séquence de mastication est une série rythmée de cycles masticatoires. Ce rythme est généré au niveau du système nerveux central, et coordonne l’activité des muscles masticateurs, les mouvements de la mâchoire, de la langue.
La mastication est une fonction complexe sous contrôle du système nerveux central et qui s’adapte en fonction des informations sensorielles en provenance de la cavité buccale renseignant sur l’évolution des caractéristiques de l’aliment en cours de transformation en bol alimentaire. En effet, la texture du bol alimentaire est une source d’information sensorielle continue qui permet le contrôle et la régulation de nombreux paramètres du processus de mastication tels que le nombre de cycles masticatoires, les forces musculaires développées, les vitesses de mouvements de la mandibule, la quantité de salive, les mouvements de la langue.
Ces paramètres sont ainsi adaptés à la nature du bol alimentaire de manière à lui conférer les propriétés permettant sa déglutition. Cette activité orale complexe permet ainsi la production d’un bol alimentaire ramolli, cohésif, plastique et déformable, humidifié par la salive et réduit en particules de taille compatible avec la déglutition.
Quels sont les facteurs qui influencent ce processus ?
Cette fonction physiologique est plus complexe qu’il n’y paraît. La mastication dépend des caractéristiques de l’individu, ce qui explique la très grande variabilité observée sur la plupart des paramètres de la mastication, nombre de cycles, force musculaire, vitesses, fréquence. Des différences de mastication sont observées par exemple en fonction du genre, notamment sur la contraction musculaire et les forces développées.
L’âge et l’état dentaire sont deux autres facteurs qui affectent la fonction de mastication. Au même titre que l’ensemble des organes, tissus et structures de l’organisme, les différents éléments de la cavité buccale subissent le vieillissement. C’est un processus lent et progressif qui touche les structures buccales (dents, tissus, muqueuses, fibres nerveuses, muscles.) mais aussi les fonctions, et particulièrement la mastication, la salivation et la déglutition. La prévalence de ces difficultés orales augmente avec l’âge, et se cumulent aux autres effets du vieillissement tels que la perte d’appétit ou des capacités gustatives.
Le vieillissement physiologique normal entraine une diminution de la force de morsure mais n’a pas vraiment d’impact sur la capacité de la personne à fracturer l’aliment en particules de plus petite taille et à rendre le bol alimentaire cohésif et déformable pour être avalé sans risque. Par contre une perte dentaire importante est associée à un déclin des aptitudes masticatoires. Cette déficience orale peut se traduire par un allongement de la séquence de mastication avec plus de cycles masticatoires, mastication qui se traduira malgré tout par une inefficacité, voire impossibilité, à produire un bol alimentaire pouvant être dégluti sans risque de douleur ou fausse route.
Comme dit auparavant, la régulation de la fonction masticatoire se fait également grâce aux informations sensorielles, caractéristiques de l’aliment et du bol alimentaire dans la cavité buccale, informations renseignant le système nerveux central sur le déroulement des activités orales et sur l’évolution des propriétés du bol alimentaire. L’aliment représente un stimulus très complexe pour les récepteurs de la cavité buccale puisque toutes ses caractéristiques de texture, flaveur, taille, forme. peuvent influencer la mastication en continu.
Quel est le rôle de la mastication dans la digestion des aliments ?
La digestion commence effectivement dans la bouche au moment de la mastication. Elle se traduit d’abord sur le plan mécanique puisque les dents fracturent l’aliment en fragments plus petits. Le mélange de ces fragments alimentaires avec la salive facilite le contact entre les enzymes salivaires et leur substrat, et initie la digestion chimique de certains constituants de l’aliment. C’est le cas par exemple de la digestion des carbohydrates, molécules très présentes dans l’alimentation, comme l’amidon qui est un des substrats de l’amylase salivaire. Si l’étape orale de mastication est efficace et minutieuse, la digestion de l’amidon aura déjà commencé lorsque le bol alimentaire sera dégluti.
La mastication permet aussi la dissolution de molécules gustatives et/ou des nutriments libérés au cours de la fragmentation de l’aliment. Par ailleurs certains réflexes sont déclenchés pendant la mastication. Les informations sensorielles perçues par les éléments de la cavité buccale informent le système nerveux central sur les propriétés et caractéristiques de l’aliment. Ces informations sont traitées par le cerveau qui déclenche des réactions biologiques participant au métabolisme. Ces mécanismes sont des réflexes dont l’objectif est la préparation de l’organisme et du tube digestif en particulier à l’arrivée de l’aliment mis en bouche.
Une bonne mastication permet donc une bonne analyse de l’aliment ingéré, ce qui permettra d’optimiser sa digestion et l’absorption des nutriments qu’il apporte.
Quel est l’impact d’une déficience masticatoire sur les comportements alimentaires ?
Le 1er contact de l’aliment avec le tube digestif se fait au niveau de la bouche. L’édentement, un mauvais état bucco-dentaire, des douleurs, un manque de salive sont souvent à l’origine de difficultés à mastiquer ou déglutir sans s’étouffer ou sans douleur. Ces difficultés ont souvent pour conséquence une baisse des quantités ingérées mais également la modification du comportement alimentaire de ces personnes qui privilégient des aliments plus mous, plus riches en gras, souvent plus sucrés. Les aliments nécessitant une activité orale efficace, tels que la viande, les légumes crus ou les fruits, les aliments riches en fibres ou trop secs, collants. sont petit à petit éliminés de la diète.
Ces modifications conduisent bien souvent à une alimentation déséquilibrée et/ou insuffisante, dont la conséquence est la malnutrition ou la dénutrition. A titre d’exemple, la prévalence de l’édentement augmente chez la personne âgée qui a des besoins augmentés en protéines pour lutter contre la sarcopénie. Ces protéines peuvent être apportées par la viande mais l’édentement empêche la consommation de cet aliment nécessitant une étape de mastication efficace. Une mauvaise mastication amplifie par conséquent les problèmes nutritionnels rencontrés par la personne âgée (baisse de l’appétit, perte du goût, malabsorption.) puisque certaines recommandations nutritionnelles ne peuvent être appliquées.
Concernant les bienfaits de la mastication, plusieurs études scientifiques soulignent un rôle bénéfique dans la perte du poids. Qu’en pensez-vous ?
Parmi toutes les études sur la question, il est important de bien différencier celles qui se sont intéressées à la vitesse d’ingestion du repas ou à la taille des bouchées par exemple, de celles qui ont analysé les effets de la mastication, du nombre de cycles masticatoires ou de la fréquence de ces cycles par exemple, sur la sensation de rassasiement ou de satiété.
Des travaux ont montré qu’une augmentation du nombre de cycles masticatoires (ou une augmentation de la durée de la mastication de la mise en bouche de l’aliment jusqu’à sa déglutition) est associée à une apparition plus rapide de la sensation de rassasiement et entraine directement la diminution de la quantité ingérée. L’effet d’une mastication plus longue se traduit également par des modifications des concentrations plasmatiques post-prandiales de certaines hormones impliquées dans le comportement alimentaire.
On peut également souligner que mastiquer, c’est donner du temps au cerveau pour analyser l’aliment qui a été ingéré, et déclencher de nombreux réflexes dont l’objectif est de préparer le tube digestif à absorber l’aliment identifié dans la bouche pendant la formation du bol alimentaire.
Si la mastication est suffisamment longue et minutieuse, le cerveau optimisera les mécanismes de digestion et d’absorption des nutriments apportés. Inversement si la mastication est raccourcie, peu efficace, voire « bâclée », le risque de malabsorption augmente ou bien, comme évoqué précédemment, la quantité d’aliment augmente. Dans tous les cas, il y a un effet négatif de la mauvaise mastication sur la santé nutritionnelle.
Y a-t-il d’autres bienfaits santé connus pour la mastication ?
L’activité masticatoire stimule également la vascularisation du cerveau, et augmente la fréquence cardiaque. Certaines études montrent également un lien entre mastication et capacités cognitives, ou encore avec la capacité de maintenir une attention mais il convient d’être prudent sur ces conclusions car de nombreux facteurs de confusion ne sont pas forcément bien maitrisés.
Propos recueillis par Amine EL ORCHE,
Consultant FOODINNOV NUTRITION
Pour aller plus loin :
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- Kokkinos, A., le Roux, C. W., Alexiadou, K., Tentolouris, N., Vincent, R. P., Kyriaki, D., … & Katsilambros, N. (2010). Eating slowly increases the postprandial response of the anorexigenic gut hormones, peptide YY and glucagon-like peptide-1. The Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism, 95(1), 333-337.
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