Qui sont les différents prescripteurs en termes d’alimentation ?
En matière d’alimentation, comme dans bien d’autres domaines, les interlocuteurs sont multiples : depuis les proches (amis, voisins, famille) jusqu’aux médecins en passant par les médias et les réseaux sociaux, ou encore les industries agroalimentaires. Les prescripteurs sont tellement nombreux qu’il est difficile de donner une liste exhaustive.
Des facteurs influencent-ils l’adhésion et la confiance accordée aux différents prescripteurs ?
Oui, tout à fait. En fonction de leur niveau de diplôme, de leur position sociale, mais aussi de leur âge et de leur sexe, les consommateurs auront tendance à se fier à différents prescripteurs. Par exemple, le crédit accordé aux interlocuteurs informels (amis, famille) est plutôt plus fort chez les personnes peu diplômées, ou encore chez les jeunes. En revanche, celui conféré aux médecins augmente avec le niveau de diplôme, et dans certains cas chez les personnes âgées.
Une même personne peut se fier à différents prescripteurs, il n’y a pas de monopole, mais plutôt une hiérarchisation en fonction de la confiance accordée à l’interlocuteur. Le niveau de confiance peut varier selon le statut du prescripteur, ses diplômes, sa relation (entourage proche), son expérience – qu’elle soit personnelle ou professionnelle -, etc.
Il serait cependant difficile d’établir une hiérarchie précise et unique pour diverses raisons : la hiérarchie varie selon les profils comme expliqué précédemment. Par ailleurs, il n’est pas toujours facile d’enquêter sur le recours aux prescripteurs, pour deux raisons (au moins). D’une part, les enquêtés eux-mêmes n’établissent pas toujours un classement clair : on relève parfois des distinctions entre les questions pour lesquelles ils vont préférer demander à leur médecin et les questions pour lesquelles, au contraire, ils se tourneront vers leurs proches ou les médias. Par ailleurs, face à l’enquêteur se joue parfois un « biais de désirabilité sociale » qui complique l’exercice de hiérarchisation des prescripteurs. Cette notion est définie comme la « volonté du répondant de se montrer sous un jour favorable » (Crowne et Marlowe, 1960), autrement dit la réponse de l’interrogé sera influencée par sa perception de ce que la société considère comme étant la meilleure chose à faire.
En effet, lorsqu’on étudie le recours aux prescripteurs, les résultats sont déclaratifs ; soit on demande dans un questionnaire de donner un classement en fonction de la confiance qu’on accorde, ou de la fréquence à laquelle on s’adresse à tel ou tel prescripteur ; soit on aborde la question dans un entretien moins directif, et on peut obtenir des réponses plus nuancées.
Prenons l’exemple d’une jeune mère, de niveau de diplôme supérieur au bac ; à la question pour savoir auprès de qui elle prend conseil pour l’alimentation de son enfant, elle répondra souvent « le pédiatre » (Gojard, 2010). En revanche, au fur et à mesure de l’entretien, il n’est pas rare que cette même femme déclare finalement se rapprocher souvent de sa propre mère pour ces questions. L’expérience de l’entourage peut avoir un poids important dans les choix alimentaires : la « vérité d’expérience » peut être forte lorsque l’expérience est tirée d’un individu proche ou lorsqu’elle a été vécue par la mère elle-même « quand j’étais petite, j’en ai mangé et je me porte très bien aujourd’hui ».
Enfin, dernière difficulté pour connaître l’importance de l’influence des différents prescripteurs : la source du conseil suivi. Dans les faits, il est difficile de dire de quelle source provient tel ou tel comportement alimentaire, sachant qu’il est probablement dicté par une synergie de prescripteurs. Les phrases telles que « j’ai entendu que », « tout le monde dit que », « c’est évident que » reflètent cette difficulté.
La « vérité d’expérience » sur les réseaux sociaux peut-elle peser autant que celle de proches ?
Un partage d’expérience peut peser dans les choix alimentaires, mais pas n’importe lequel. En effet, bien que les réseaux sociaux apportent cette notion de « proximité », d’échange instantané et d’interaction d’individu à individu – par opposition aux conseils issus d’entreprises ou des pouvoirs publics par exemple -, les consommateurs ne sont pas prêts à suivre les conseils de n’importe qui sur les réseaux. Pour qu’une expérience devienne une « vérité d’expérience », elle doit être issue d’un proche.
Avec l’avènement des réseaux sociaux, l’accès et les échanges d’informations n’ont jamais été aussi faciles. Ce « prescripteur » grandissant a-t-il un impact sur les comportements alimentaires ?
Je manque d’éléments empiriques pour répondre à cette question. À l’heure actuelle, à ma connaissance, aucune étude n’a été publiée sur la relation entre usage des réseaux sociaux et consommations alimentaires en France, et ce, pour plusieurs raisons : l’engouement pour les réseaux sociaux est une pratique relativement récente et donc encore peu étudiée dans le domaine de l’alimentation. De plus, la méthodologie pour une telle étude ne serait pas simple à mettre en place ; car pour étudier une évolution, il faut des résultats comparables d’une période à une autre, par conséquent il faudrait que la méthodologie employée soit suffisamment proche de celle d’études déjà menées afin de pouvoir observer si impact des réseaux sociaux sur les comportements alimentaires il y a, ou non.
En revanche, transmettre une information via les réseaux sociaux ne signifie pas qu’elle sera mise en pratique dans le régime alimentaire de l’individu. De manière générale, les changements de pratiques alimentaires sont assez lents, et de nombreux travaux montrent qu’il est relativement facile d’informer les consommateurs, mais beaucoup plus difficile de faire en sorte que cette information influence les pratiques, au moins à court terme. Ainsi en prenant l’exemple des messages de santé publique, la connaissance des messages du Plan National Nutrition Santé est assez répandue, par exemple concernant les légumes, mais la consommation de légumes en moyenne reste stable depuis 2009 (Insee, 2015). Des effets de mode existent sur certains types de régimes, mais là encore on manque d’éléments chiffrés pour évaluer leur véritable portée, et leur pérennité.
La multiplication des sources d’informations a-t-elle tendance à équilibrer les connaissances des consommateurs ou, au contraire, creuse-t-elle un écart suivant les prescripteurs suivis ?
Je ne suis pas sûre que ce soit la multiplication des sources qui creuse l’écart. Par exemple, on sait très bien que les messages favorisant la consommation de légumes ont plus d’effet sur les catégories diplômées, urbaines, aisées, bref sur ceux qui consommaient déjà le plus de légumes en moyenne. C’est plutôt ici l’effet d’un message généraliste, qui parle surtout à ceux pour qui il fait sens.
Mais la construction de messages ciblés, diffusés à une échelle locale, qui est généralement considérée comme plus efficace pour toucher les cibles les plus éloignées, est plus difficile à concevoir et à mettre en ouvre.
Ces réticences à changer de comportement alimentaire peuvent elles s’expliquer par les « incohérences » entre discours des autorités, publications scientifiques, médias de l’information.? Encouragent-elles les consommateurs à se tourner vers leurs pairs ?
Cette multiplicité des sources d’informations – parfois contradictoires entre elles – peuvent conduire à ce qu’on appelle « cacophonie alimentaire » (voir encadré « Qu’est-ce que la cacophonie nutritionnelle ? »). Le consommateur se perd effectivement au milieu d’informations antinomiques. C’est pourquoi face à ces contradictions, la plupart des consommateurs auront tendance à choisir une source de conseils qu’ils considèrent comme fiable, et à ne pas trop accorder d’importance aux autres. Dans certains milieux (plutôt les jeunes, les ménages peu diplômés.) cela peut favoriser des informations en provenance du groupe de pairs, mais il ne faut pas sous-estimer la distance critique qu’ils peuvent avoir face aux prescriptions, auxquelles ils n’adhèrent pas nécessairement. C’est aussi pour cette raison que les pratiques changent moins vite que les discours.
Un mot de la fin ?
Pour revenir à votre question de départ, je ne suis pas sûre qu’on puisse dire vraiment que les pairs prennent le pas sur les experts, ni a fortiori que ce soit quelque chose de si récent. Par ailleurs, dans quelle mesure un bloggeur ou un individu lambda qui s’autoproclame spécialiste en nutrition peut-il vraiment être défini comme un pair ? Cela n’a rien d’évident, dans bien des cas la relation de confiance établie avec les pairs passe par les interactions directes et par le transfert d’expérience, ce n’est pas immédiatement transposable au cas des relations à distance sur les réseaux sociaux (qui sont elles mêmes fortement différentes selon le type de réseaux). Certains bloggeurs sont dépendants des annonceurs, ce qui joue sur le contenu de leur blog, et les abonnés ne sont pas toujours dupes.
Propos recueillis par Doriane LANGLAIS,
FOODINNOV NUTRITION
Pour aller plus loin…
- Crowne D., Marlowe D., 1960. A new scale of social desirability independent of psychopathology, Journal of Consulting Psychology, 24, 4, 349-354.
- Fischler C., 1993. L’Homnivore, éditions Odile Jacob, pp. 202-203.
- Gojard S., 2010. Le métier de mère, La Dispute, coll. « Corps santé société », 2010, 221 p., EAN : 9782843031830.
- INSEE, 2015. Cinquante ans de consommation alimentaire : une croissance modérée, mais de profonds changements, Insee Première, n°1568.